Boite à thé – Lanterne

« Dites-donc, il faut vous trouver, vous ne devez pas être trop dérangés ici ! ». C’est un fait, nous avons préféré installer nos chambres d’hôtes en pleine campagne plutôt qu’en ville. Alors c’est le genre de sentence que l’on entend souvent à l’arrivée de nos clients quand ils ne commencent pas par râler sur leur GPS qui ne connait pas notre lieu-dit ou l’absence de panneaux de signalisation pour arriver jusqu’ici. Et si en plus nous sommes en hiver il est fort possible qu’ils ajoutent d’un air contrit : « ça va, vous voyez du monde quand même ? ». Pourtant, depuis que nous sommes ici, le nombre des personnes qui sont passés au Domaine de l’Aupenade pour une nuit ou une semaine ne se compte pas en dizaine ni en centaine mais en milliers ! Il s’en ajoute en fait autour d’un millier par an !

 

Vous connaissez tous quelqu’un qui vous parle du propriétaire d’une maison d’hôte quelque-part en France qu’il a connu lors d’un séjour il y a fort longtemps et qui, depuis, est devenu un ami. Il s’arrête toujours pour le saluer s’il passe dans le secteur, à la nouvelle année il lui envoie ses vœux et ne manque pas de lui adresser un faire-part de mariage, de naissance ou de communion chaque fois que l’occasion se présente. Alors au début nous avons cru que nous allions crouler sous les cartes de vœux et les faire-part, nous avons eu peur que notre cœur ne soit jamais assez grand pour tous ces nouveaux amis.

Nous nous sommes donc entraînés à agrandir notre espace intérieur. Très vite nous nous sommes rendu compte que sans évènement particulier, sans point d’accroche singulier, nous oubliions nos clients au fur et a mesure de leur passage ! Pas leur nom, parce que leur nom nous les écrivons dans notre planning puis dans notre logiciel de gestion des réservations, puis plusieurs fois dans le logiciel de comptabilité. Mais quel visage associer à chacun de ses noms ? Quelle vie se cache derrière ?

Autant nous n’avons pas été surpris d’oublier les gens qui viennent à l’Aupenade comme ils viendraient à l’hôtel : arrivée tardive, pas de table d’hôte et départ dès le lendemain matin. Ceux-là je pourrais les croiser la semaine suivante dans la rue que je ne les reconnaitrai pas ! Mais pour les autres, ceux avec qui nous avons discuté des heures en table d’hôte, ceux qui sont restés plusieurs jours, ceux qui nous ont confié leurs secrets de famille ? Rien ! Si parfois je me souviens des histoires -les raconter ici m’y aide d’ailleurs-, je ne me souviens plus des visages… Cela à beaucoup perturbé Marie-Hélène au départ. Elle pensait qu’il n’était pas très professionnel de notre part d’oublier aussi vite nos clients. Alors dans le planning de réservation, en face du nom de chacun, elle prenait le temps d’écrire quelques mots qui étaient censés nous rappeler un point singulier de ce séjour et par ricochet nous aider à nous souvenir du client en question. Ça donnait des trucs du genre « Expat chinois » « Alsacien en tandem » « Boite à thé -lanterne » « racistes » « déchiffre partition pour piano et violon » « pourboire 5€ » « amoureux torrides » « soirée cabaret » « auraient aimé faire chambre d’hôte ». Un recueil d’annotations très hétéroclites qui n’auraient pas forcément été du goût de la CNIL et qui, des années plus tard, sont devenues incompréhensibles pour la plupart ! Elle a tenu trois mois…

Sans qu’il n’y ait d’étude fiable et définitive à ce le sujet, on peut estimer que chacun de nous connait de l’ordre d’un millier de personnes, c’est du moins le chiffre le plus communément proposé. Et il faudrait que tous les ans nous ajoutions à cela l’équivalent d’une vie de connaissances ? C’est en touchant cette limite que nous avons découvert une sensation que nous n’attendions pas. Autant nous étions préparés à ressentir davantage de fatigue physique que dans nos métiers précédents, autant nous n’avions pas anticipé cette « fatigue relationnelle », une sorte de saturation psychologique qui nous oblige à évacuer les vies que nous croisons au fur et à mesure que nous les croisons, sous peine de débordement. Après quelques mois d’entrainement, j’y suis parvenu sans trop de problème, je ne garde en mémoire que les clients qui sont venus plusieurs fois ou ceux dont un point du séjour a été particulièrement marquant. Mais la chose n’a pas été aisée pour Marie-Hélène. Il faut dire qu’elle s’encombre déjà très facilement de la vie de gens qui n’existent pas comme lorsqu’après avoir vu un film elle continue de parler de ce qui va arriver après le film aux personnages comme s’il s’agissait de nos voisins de paliers ou de membres de notre famille. Alors vous imaginez bien que les vraies gens avec qui nous avons partagé des vrais moments de vie ont du mal à quitter son esprit ! Et puis c’est un phénomène cumulatif et répétitif. A la fin de l’été nous sommes à genoux du fait de la fatigue physique bien sûr : faire et défaire des lits, laver et repasser des tonnes de draps, cuisiner, tondre, jardiner, se lever tôt, se coucher tard… Mais nous sommes aussi éreintés psychologiquement : tous les jours faire connaissance avec des inconnus s’investir dans une relation humaine authentique, y mettre ses tripes, partager des discussions intenses … et tout reprendre à zéro le lendemain avec d’autres inconnus… Il devient primordial pendant notre pause hivernale de voir le moins de monde possible pour mieux recharger les batteries et aborder sereinement la saison touristique suivante.

 

 

Cette année, pour la première fois en 4 ans, nous avons reçu un sms de bons vœux d’un ancien client. Il faut dire qu’ils étaient restés 12 jours et avaient mangé tous les soirs avec nous en table d’hôte. Nous avions déjà eu le temps de leur faire une place dans notre cœur !

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