Hôte tension

Nous avons mis plusieurs semaines à nous rendre compte que ça s’était arrêté. Il faut dire que ça s’était installé petit à petit, sans que nous ne nous en apercevions. L’atmosphère générale s’en était trouvée modifiée mais nous n’en avions pas vraiment conscience. Et puis ça a disparu, bien plus vite que cela n’était apparu d’ailleurs, mais comme nous n’avions pas pris conscience de la chose, nous n’avons pas compris tout de suite que c’était fini.

Pourtant, à relire les évènements plusieurs mois plus tard, il est certain que l’ambiance au domaine c’est nettement améliorée quand les élections ont enfin toutes été terminées ; primaires, présidentielles et législatives. Si nous avons senti le malaise jusqu’au fin fond de la campagne de ce coin du centre de la France, c’est qu’il s’était insidieusement installé partout en France. Les gens étaient à cran. Il n’y avait plus vraiment de droite plus vraiment de gauche et pourtant toutes les opinions s’étaient radicalisées. La France n’était pas coupée en deux mais en mille morceaux ! Et le soir, en table d’hôte, avec le recul, les discussions n’étaient plus aussi sereines. Chacun voulait faire entendre sa position sans pour autant oser aborder directement le sujet.

Et des sujets de tension potentielle il y en avait à la pelle. Mais les plus dangereux pour la discussion étaient ceux qui se trouvaient connecté d’une manière ou d’une autre à la peur ; peur de l’autre, peur du lendemain, peur de l’insécurité… Il faut dire que la plupart des candidats surfaient sur cette vague pour se positionner d’une manière ou d’une autre comme solution à ces peurs, quitte à les exacerber au passage… même si la peur est irrationnelle et n’écoute pas les solutions. Le sujet le plus crispant était clairement celui qui touchait à la peur de l’autre. Avec l’expérience nous avions appris à en identifier les prémices. La discussion commençait souvent par une phrase du type « moi je ne suis pas raciste mais… » suivie d’une proposition particulièrement raciste justement (« mais quand même on n’est plus chez nous » « mais comme par hasard c’est toujours un musulman le coupable à la fin » etc…)… C’est d’ailleurs une techniquement infaillible pour détecter le racisme, ça commence presque toujours par « je suis pas raciste mais » et lorsqu’il s’agit d’en faire la preuve ca enchaîne généralement par un truc du genre « la preuve » suivie d’une caricature sociale particulièrement raciste encore une fois comme « la preuve ma bonne est portugaise » ou « la preuve ma fille a aussi une amie noire » ou bien encore « la preuve tous les matins je dis poliment bonjour au balayeur maghrébin dans la rue ». Ca me fait penser à ma belle-mère qui, à l’époque où elle venait nous voir en train dans notre presque banlieue parisienne, nous disait en descendant du wagon : « il y avait que des noirs dans le train, mais ils étaient gentils quand même ! ».

Mais un soir les choses ont bien failli déraper… Nous dinions avec deux autres couples quand un des deux messieurs nous déclare « je suis pas raciste mais…. Je suis xénophobe ! ». Pour une fois la formule ne prenait pas de détours et avait le mérite d’être claire. Le problème, c’est qu’elle venait en réponse à ce que venaient de raconter de leur vie l’autre couple : ils étaient bénévoles à la Cimad et aidaient les migrants à connaître leurs droits sur le sol français. « Ce que vous faites est sûrement admirable mais il ne faut pas faire ça , ça les fait venir chez nous ! » Le couple avait beau lui expliquer qu’avec ou sans eux, les migrants viendraient, qu’ils fuyaient la guerre et que l’enjeu était juste un enjeu de justice et de dignité humaine mais rien n’y faisait. Dans de pareils cas, notre rôle n’est pas de prendre parti pour l’un et contre l’autre même si notre opinion est claire, mais que tout le monde passe une bonne soirée quelque soit son opinion. Alors nous avons nos petits secrets, des questions clés pour faire dévier la conversation « et demain, vous savez ce que vous allez visiter ? » « et avant la retraite vous faisiez quoi comme métier ? » « et vous étiez déjà venu dans ce coin du centre de la France ? » . Mais ce soir-là nous avions beau lancer une à une nos questions magiques, rien n’y faisait, la conversation revenait invariablement sur le sujet des migrants. Jusqu’au moment ou j’ai décidé de ne plus y aller en finesse et de sortir les gros sabots « bon vous êtes tous là pour passer des bonnes vacances alors maintenant on va parler d’autre chose ! » La première fois que j’engueulais mes clients ! Violent mais salutaire !

Beaucoup de soirées ont ainsi été électriques. Parfois nous prenions les devant et annoncions « bon ce soir on ne parle pas des élections » et un client nous répondait « mais si justement, il faut en parler, c’est important ».

Puis ça s’est arrêté, début juin, d’un seul coup… nous n’en avons pas pris conscience immédiatement, mais les gens se sont remis à nous parler de leur vie, de leur métier, de leurs enfants, de leur intimité, de ce qui finalement comptait vraiment pour eux au quotidien. Il ne s’agissait plus de parler de leurs peurs mais de leurs joies. Alors depuis nous respirons, nous profitons…et nous craignons le retour des prochaines élections…

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