
Les hommes viennent du jardin et les femmes de la cuisine
Il parait que la répartition des tâches ménagères dans les couples modernes à tendance à se rééquilibrer tout doucement… Mais alors tout doucement ! La table d’hôte est un bon révélateur de l’état d’évolution de la société. Il suffit de les écouter pour se rendre compte que lorsque j’écris « tout doucement » ça veut vraiment dire tout doucement !
Ce soir le repas était excellent. Bon, c’est une formule un peu rhétorique, parce qu’hier aussi le repas était excellent et il le sera encore demain ! Bref, ce soir le repas était excellent. Alors madame Repu, n’y tenant plus de tant de délice, a u moment du dessert, a fini par se tourner vers Marie-Hélène pour lui dire « Ce soir le repas était excellent ». Vous voyez, je n’invente rien, le repas était vraiment excellent ce soir. D’une manière générale c’est presque toujours madame qui finit par faire cet aveu d’excellence, probablement se sent elle davantage concernée par la question, plus certainement encore dit elle ce qu’elle aimerait un jour entendre de la bouche de son mari… Mais toujours, c’est à Marie-Hélène que le compliment est adressé. Dans les grands restaurants, les cuisiniers sont des hommes, à la maison les cuisiniers sont les femmes, et nous sommes à la maison ! Ainsi va le monde, enfin, la vision que l’on en a !
Parfois madame Repu a un doute. Peut-être a-t-elle réussi à saisir un micromouvement de mon sourcil, et est prête a remettre son ordre du monde en question « Mais qui de vous deux cuisine en fait ? ». Mais la question reste très rare.
A la maison, nous avons décidé que les taches récurrentes devaient absolument être réalisées conjointement, question de justice, question d’équilibre, question de survie surtout. Alors le ménage et la cuisine c’est à deux ! Bien sûr nous avons chacun nos types de plats préférés ; si c’est de la viande crue à découper c’est pour moi, s’il faut manipuler du poisson cru c’est pour Marie-Hélène etc… Mais dans tous les cas c’est à deux. En réalité, je ne suis jamais vexé que les compliments ne soient adressés qu’à Marie-Hélène. Moi je sais ce qu’il en est, Marie-Hélène le sait aussi, alors ce qu’en pense le client… l’important est que « ce soir le repas était excellent ». Alors parfois, par simplicité, par lassitude ou par fatigue, on laisse faire les clients sans démentir. Mais parfois c’est aussi par jeu que je laisse faire. Un compliment pour l’entrée, un second pour le plat puis un dernier pour le dessert, tous adressés à Marie-Hélène, alors j’entre en jeu et je taquine « vous savez, si vous trouvez ça bon, il vaudrait mieux me demander la recette à moi, parce que c’est moi qui aie cuisiné ce plat. Mais vous pouvez quand même féliciter Marie-Hélène, ça nous fait toujours plaisir. ». Je me dis qu’ainsi ils se souviendront mieux qu’il peut arriver aussi à un homme de faire la cuisine et que… oh miracle cela puisse aussi être excellent !
J’aime bien taquiner nos clients de la même manière lorsqu’ils nous parlent de la touche de déco qu’apportent leur parure de drap dans la chambre. La aussi, la remarque s’adresse généralement à Marie-Hélène. Sauf que Marie-Hélène, elle ne sait pas quelle est la parure de drap qui s’est retrouvée dans cette chambre le matin puisque c’est moi qui fais les lits pendant qu’elle fait la salle de bain. Alors je prends les clients en contrepied en répondant à une question qui ne m’était clairement pas adressée en forçant le trait et en donnant le plus possible de détails sur ces draps, comme si le linge de maison était la grande passion de ma vie. « Oui, ils sont en cotons, se sont des draps hérités de nos grands parents mais on ne sait pas à quel membre de la famille renvoie le monogramme qui est brodé dessus. Ils sont un peu lourds mais très agréable au contact. On ne trouve plus ce type de drap dans le commerce maintenant ». Un homme qui parle de drap, c’est une scène presque hilarante pour qui observe l’auditoire un peu assommé.
Moi ça m’amuse… même si je me doute qu’il a bien dû arriver parfois que le soir dans le secret de leur chambre des couples finissent par se déchirer sur ce sujet. « Tu vois, le monsieur, lui, il fait la cuisine et il fait les lits » « Oui mais lui, c’est son métier » « Ah oui ? Et tu crois que c’est mon métier à moi de faire ta bouffe et ton lit ??? »
C’est d’autant plus amusant qu’il y a quelques années de cela j’aurais bien pu être à la place de ce monsieur !