Premières noces

Ils commençaient à en avoir un peu marre de la gastronomie locale de ce coin du centre de la France nos potes de notre coin de presque banlieue parisienne. Un mois qu’on ne cuisinait plus que ça, à toutes les fêtes d’adieu que l’on organisait ! Il fallait bien que l’on soit au point pour le jour J, le jour de notre première table d’hôte !

 

Ça avait commencé par l’achat de livres de recettes locales. Nous avons ensuite enchaîné sur les tests grandeur nature avec cobayes humains. Assez vite nous avons fixé le menu, plus d’un mois donc avant l’échéance ! Quand on pense que maintenant c’est vers 10h le matin, au moment de notre pause-café, qu’avec Marie-Hélène nous fixons le menu de la table d’hôte du soir ! Notre dernier repas entre amis avant de déménager a donc été une répétition en vrai de notre première table d’hôte à venir… Que du local, que du bien gras, que du bien consistant, ils allaient en avoir pour leur argent nos premiers clients !

Et le grand soir a fini par arriver : entrée en scène dans la salle à manger, en cuisine tout est déjà prêt. Nous nous asseyions avec nos hôtes, comme nous le faisons encore aujourd’hui. Autour de la table nous sommes huit et personne ne sait -à part nous !- que c’est notre première… Pour l’apéro, c’est vin de noix pour tout le monde. Curieux de se souvenir qu’à l’époque c’était nous qui choisissions l’unique apéro qui était au menu. Ça ne nous viendrait plus à l’idée de faire comme ça maintenant ! Mais avec l’apéro viennent invariablement les premières questions. Et dès le premier soir arrivent les sujets qui au fil du temps finiront dans notre top 10 des questions les plus posées. « Et sinon, ça fait longtemps que vous faites ça ? ». Le sol tremble, la terre s’ouvre devant nous ; la question que nous voulions absolument éviter ! Pas question de leur avouer qu’ils sont en train d’essuyer les plâtres ! Alors on louvoie, on noie le poisson, et surtout on change de sujet en renvoyant la discussion sur eux, sur ce qu’ils font dans la vie, sur ce qui les amènent dans ce coin. Et là, miracle, en moins de cinq minutes, nos trois couples se trouvent une passion aussi commune qu’improbable : se sont tous des amateurs de voyages en 4*4. Ils sont même allés dans les mêmes endroits pour certains d’entre eux : Mongolie, Amérique du sud … La discussion sent fort le gazole et la fumée d’échappement. Il y a là autant d’émerveillement que de condescendance pour ces « petits Mongoliens qui sont si heureux de nous montrer leurs coutumes ». Il y a de la fierté à raconter « des endroits authentiques où personne n’était encore allé »… même s’ils sont plusieurs autour de la table à y être allé justement ! Alors on se retire sur la pointe des pieds de la conversation pour servir le plat suivant ; une magnifique tourte… Bon j’avoue, en fait deux magnifiques tourtes. J’ai réussi à convaincre Marie-Hélène qu’il faudra servir un quart de tourte par personne pour être sûr que tout le monde mangera à sa faim. Elle a résisté, elle a essayé de me convaincre que c’était de la folie mais de guerre lasse, elle m’a laissé faire. C’est en voyant nos convives regarder leur assiette arriver, les yeux écarquillés, que j’ai compris que Marie-Hélène avait encore une fois raison !

L’inconvénient de cette part de tourte énorme c’est qu’elle a mis un terme instantané à la discussion sur les personnalisations appropriées à faire dans son 4*4 pour résister à une longue traversée de désert. Impossible de parler et de manger en même temps, tout le monde est au bord de l’étouffement, les dames commencent discrètement à demander à leur mari s’ils voudront bien finir leur assiette. Et puis cette curieuse façon de faire commence aussi à mettre la puce à l’oreille à certains de nos convives. « Et donc finalement ça fait combien de temps que vous êtes ici ? » « Et pourquoi devait on envoyer nos acomptes ailleurs qu’ici avant de venir ? ». Bref, nous ne pourrons plus tenir très longtemps, et acceptons de cracher le morceau. « Et bien pour tout dire vous êtes nos tout premiers clients… ».

Il y a deux places dont on se souvient ; la première et la dernière, le reste n’est que ventre mou. Alors d’un seul coup voilà que nos convives s’enthousiasment et n’en peuvent plus de se flatter d’avoir une telle place d’honneur. « On se souvient toute sa vie de ses premiers clients, vous vous souviendrez forcément de nous ! ». Alors chacun s’efforce de nous persuader qu’en fait il avait compris cela depuis le premier instant, comme si cette révélation devait nous rassurer… Chacun y va de son détail « j’avais trouvé bizarre de devoir envoyer mon acompte à Paris » « Je me souviens que vous ne vouliez pas qu’on vienne le week-end d’avant » « Tout à l’heure j’ai bien vu que vous ne vouliez pas répondre à ma question… » « Et cette part de tourte … ». Une vraie équipe de Columbo en herbe ! Adieu 4*4 et pays lointains, nous revoila au centre de l’attention et nous n’en sortirons plus de la soirée. Je ne sais plus qui a proposé le premier : « il faut absolument faire une photo de cette soirée ». Bien sur tout le monde est emballé, on sort les appareil et l’instant est immortalisé.

Cette photo finira le lendemain sur notre toute jeune page Facebook. Chaque année, à la date anniversaire le terrible mais efficace algorithme de la multinationale nous propose de repartager ce souvenir, ce que nous faisons bien volontiers. Et tous les ans nos tous premiers clients posent un like ou un gentil commentaire du type « très bons souvenirs de cette première table ».

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